Lorsque le diable s’arrête à votre porte.
La croyance populaire qui voulait que le diable pût prendre possession d’une jeune fille coquette est très fréquente. L’une des premières transcriptions écrite de cette légende se trouve dans un ouvrage de Philippe-Aubert de Gaspé, Le Chercheur de trésors, paru en 1878 sous le titre L’Étranger. Bien connue sous les noms de la légende de Rose Latulipe, la légende du Diable à la danse ou la légende du beau danseur, est une légende canadienne-française, québécoise et acadienne, se déroulant au XVIIIe siècle. Au Québec il existe également une légende moderne nommée Le diable danse à St-Ambroise, apparut au début des années 1960, qui semble fortement inspiré de la mésaventure de Rose Latulipe.
Elle compte plus de 200 versions différentes et circulent dans toutes les régions du Québec. Dans certains cas, l’événement se déroule pendant une veillée de Mardi gras comme il y en avait beaucoup dans les villages et campagnes du début du siècle. Le Mardi gras précède le Mercredi des Cendres qui est un jour de pénitence qui marque le début du Carême. Au Québec il s’agissait d’un jour de fête avant une série de jours d’abstinence. Souvent la jeune femme se nomme Rose Latulipe, parfois elle se présente sous les noms de Flore ou Corinne. Mais dans tous les cas, elle est représentée comme une jeune fille naïve qui souhaite s’amuser sans se soucier des dangers qui la guettent.
Il s’agit d’une légende moralisatrice, simple et efficace, qui explique que celui qui tente le diable peut parfois se faire entraîner dans sa danse. Elle cherche également à mettre en garde les jeunes filles contre les étrangers et leurs prétendants d’un soir. Parce que cette légende présente d’importantes variations au fil du temps, j’ai cru qu’il serait intéressant d’en présenter plusieurs versions.
Voici donc six versions de la ténébreuse légende de Rose Latulipe et de son beau danseur :
- Le beau danseur – Cécile Gagnon, 1996
- Le Diable beau danseur – J. Du Berger, 1973
- Rose Latulipe – Claude Aubry, 1966
- La Légende du Monsieur en habit noir – P. G. Roy, 1937
- La légende de Rose Latulipe – J. E. Perrault, 1933
- Le Diable au bal – A. de Haerne, 1886
- L’Étranger – Ph. Aubert de Gaspé (fils), 1837
Le beau danseur
Par Cécile Gagnon, 1996
Il y avait autrefois un nommé Latulipe qui avait une fille appelée Rose dont il était fou. Elle était la plus jolie des jeunes filles ; sa peau était douce, ses joues roses, sa chevelure brune bouclée, ses gestes gracieux. Son père l’adorait et lui passait tous ses caprices.
La jolie Rose avait un fiancé qui se nommait Gabriel. Elle aimait bien son amoureux, mais ce que Rose aimait encore plus c’étaient les divertissements. Elle cherchait toujours prétexte, une fête ou un événement quelconque, pour demander à son père de convier des musiciens et des jeunesses chez eux pour une veillée.
Quelques jours avant le Mardi gras, elle se mit à tourmenter son père :
– Feriez-vous venir le violoneux du rang* voisin, père ? On dit qu’il joue à merveille. On ferait un petit bal pour le Mardi gras ! Dites oui ! Oh ! dites oui, suppliait Rose.
Le père Latulipe se laissa tourmenter un jour, deux jours et à la fin, de guerre lasse, il consentit.
– Mais ma fille, dit-il, il faudra faire attention. Je ne veux pas qu’on danse après minuit ! Le carême commence le lendemain et il faut faire pénitence.
Rose, folle de joie, embrassa son père et promit de respecter la tradition. Elle passa le reste de la semaine à préparer sa toilette, à décorer la salle. Enfin, le Mardi gras arriva.
Dans la compagne, les nouvelles vont vite. Quand on sut qu’il y avait bal chez Latulipe, ce ne fut pas un seul violoneux qui se présenta. Il en vint trois et des meilleurs !
Si bien que la fête fut magnifique. On riait, on dansait avec tant d’ardeur et de plaisir que le plancher en craquait. Au-dehors, une tempête de neige s’était déclarée, mais personne n’y faisait attention. Le bruit des rafales de vent était entièrement couvert par le son des violons qui entraînaient les danseurs dans des cotillons* et des rigodons* étourdissants. Rose était gaie comme un pinson : elle ne manquait pas une danse, acceptant toutes les invitations. Son fiancé Gabriel se sentait un peu délaissé, mais, voyant sa Rose si heureuse et si enjouée, il prit son mal en patience en songeant qu’ils seraient bientôt unis pour la vie.
Tout à coup, au milieu d’un rigodon*, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Plusieurs personnes coururent aux fenêtres pour tenter de distinguer le nouveau venu à travers la neige collée aux carreaux. Ils virent d’abord un magnifique cheval noir et puis un grand gaillard tout couvert de neige et de frimas qui s’avança sur le seuil. On s’arrêta de parler et de chanter et l’inconnu entra. Il secoua la neige de ses bottes et de son manteau, et l’on remarqua l’élégance de son costume de fin velours tout noir.
– Puis-je m’arrêter dans votre maison quelques instants ? demanda-t-il.
Le maître de maison, le père Latulipe, s’avança vers lui et dit :
– Dégreyez-vous*, monsieur, et venez vous divertir. Ce n’est pas un temps pour
voyager !
L’étranger enleva son manteau, mais refusa de se débarrasser de son chapeau et de ses gants.
– Une coutume de seigneur, chuchotèrent les curieux regroupés autour de lui.
Tout le monde était impressionné par l’arrivée de ce nouveau venu. Les garçons étaient pleins d’admiration pour le cheval noir qui était attaché au poteau de la galerie. Ils lui trouvaient le poil brillant et l’allure altière des pur-sang, mais ils s’étonnaient de constater que là où ses sabots étaient posés, la neige avait fondu complètement.
« Drôle de bête », pensaient-ils. Les demoiselles, elles, examinaient en rougissant le bel homme élégant. Chacune d’elles, dans le secret de son cœur, espérait que ce survenant allait l’inviter à danser. Mais c’est vers Rose qu’il alla.
– Mademoiselle, lui dit-il en la fixant de ses yeux de braise, voulez-vous danser avec moi ?
Il va sans dire que Rose ne se fit pas prier, sentant peser sur elle le regard de toutes ses compagnes qui l’enviaient. L’inconnu entraîna aussitôt la jeune fille dans un quadrille, puis lui en fit danser un autre ; les violoneux ne s’arrêtaient pas et l’on enchaîna avec des reels* et des cotillons*.
Rose ne pouvait plus s’arrêter de danser : comme si elle ne pouvait plus se détacher des bras de son partenaire. Tous les invités les regardaient évoluer ensemble en louant leur élégance. Comblée de bonheur, Rose oublia totalement Gabriel qui s’était retiré dans un coin, mal à l’aise.
– Voyons donc, Gabriel ! lui lança Amédée, un jovial paysan, en lui tendant un gobelet plein de caribou*. Prends pas cet air d’enterrement ! Sois gai, bois et profite de ta jeunesse !
Mais Gabriel eut beau boire plus que sa soif le lui commandait, son cœur était douloureux. Et Rose, sa belle Rose, les joues en feu, continuait de tourner avec le beau jeune homme.
Soudain, on entendit sonner le premier coup de minuit. Le père Latulipe regarda l’horloge. Les danseurs s’arrêtèrent et les violons se turent.
– Il est minuit, fit l’hôte. Le mercredi des Cendres est arrivé. Alors, je vous demande de vous retirer.
Rose vint pour se dégager, mais son compagnon serra ses deux mains dans les siennes.
– Dansons encore, lui murmura-t-il.
Rose ne voyait plus les gens autour d’elle, qui retenaient leur souffle. Ni sa mère, ni son père, ni Gabriel… Rose était envoûtée par la voix et le regard de son compagnon et voilà que sans l’aide de la musique, les deux danseurs reprirent les pas du cotillon* et se remirent à danser, danser, danser… Les autres restaient figés. Personne ne bougeait. L’hôte hésitait à intervenir. Puis, le tourbillon ralentit. L’étranger saisit un gobelet plein sur la table, le leva en criant :
– À la santé de Lucifer !
Ses yeux lançaient des éclairs, une flamme bleue jaillit de son verre, faisant reculer les invités effrayés. Mais il ne lâchait pas Rose, qu’il tenait fermement. Puis, se penchant vers elle, il déposa sur sa bouche un baiser brûlant.
Au même instant, le tonnerre éclata au-dessus du toit : dans un brouhaha de cris et de hurlements, la maison prit feu. Dans la confusion qui suivit, on ne vit pas l’homme en noir lâcher la main de Rose et s’enfuir dans la nuit sur son cheval.
Au petit matin, il ne restait que des cendres de la maison des Latulipe. Et Rose, réfugiée chez les voisins, était vieillie de cinquante ans. Ses cheveux bruns avaient la couleur de la cendre. Ses joues roses et rebondies la veille étaient pâles et toutes ridées. Et sur ses lèvres on voyait la trace d’une brûlure toute fraîche.
C’était la trace du baiser qu’elle avait reçu du diable !
Expression québecoises utilisées dans ce texte:
Violoneux du rang: Joueur de violon. Au Québec, dans certains villages et secteurs ruraux, les routes (souvent peu nombreuses) se nomment des rangs.
Cotillon: Type de danse traditionnelle.
Rigodon: Danse traditionnelle très rythmée.
Dégreyez-vous: Retirez vos gréments, dans ce texte cela désigne manteau, chapeau et gants.
Reel: Danse traditionnelle écossaise, irlandaise et anglaise. Elle fut adoptés au Québec au point de devenir de la musique folklorique.
Caribou: Boisson traditionnelle québécoise composée de vin rouge et d’alcool fort.
Auteure: Cécile Gagnon, Extrait de :Mille ans de contes
En 2006, après une discussion avec Madame Cécile Gagnon, cette dernière a acceptée que Dark Stories partage 9 de ses histoires, tirées de l’ouvrage Mille ans de conte. Ces légendes sont: Le fantôme de l’avare, Les forges du Saint-Maurice, Le beau danseur, La chasse-Galerie, Le loup-garou, Le sorcier du Saguenay, Le trésor du buttereau et La tuque percée. Reproduction totale ou partielle interdite sur quelque support que ce soit sans l’autorisation de l’auteur.
Le Diable beau danseur
Selon J. Du Berger, 1973
Ça ce un homme p’is une femme qui avaient ‘ien qu’une fille. P’is, a’ f’sait pas trop une bonne vie. P’is sa mère i’disait tout l’temps :
« Pourquoi c’ que ce qu’tu fais c’te vie-là, sortir avec un p’is sortir avec l’autre de même? »
Tout d’un coup, i’ r’soud un… un garçon un beau galant, tout habillé en beau noir, des beaux gants noirs. I ‘ rest’ dans l’maison et p’is sa mère s’est mis à dire :
« Ce garçon-là, a’ dit, i’ r’gard’ mal… moi je 1’aim’rais pas pantoute. I’ est beau, mais as-tu r’marqué qu’i’ garde toujours ses gants quand i’ danse avec toé?»
Là, i’ arrive dans l’maison… p’is i’ d’i9 d’mande pour danser à la fille. À’ danse une danse avec lui; p’is là, i’ a d’mandé pour aller s’asseoir. I7 ‘ont partis p’is i’ ont été s’ass’ir, p’is a’ l’avait une chaîne de scapulaire dans l’cou… p’is une médaille. Ça fait qu’i’ dit :
« Moé, j’ai une belle chaîne en or, si tu veux, m’a changer avec toé?»
Ça fait qu’la fill’ avait des doutes un peu, mais… la chaîne était si belle p’is… a’ aimait ça d’la dorure, elle… A’ voulait pas changer !’premier soir. Ça fait qu’ sa mère a’ dit :
«T’as b’en fait’ de pas avoir changé de chaîne avec, parc’, a’ dit, moé, j’ai une mauvaise impression de c ‘gars-là, c ‘est terrible ; i’ ôte jamais ses gants pour danser… »
J’cré b’en i’ avait des griffes, hein, l’diable.
Ça fait qu’sa mère a’ dit :
« M’a voir à ça, quoi c’que ce que c’t homme-là? »
A’ avait des… un’ bouteille d’eau bénite; dans c’temps-là, i’ payait la traite. A’ prend une bouteille qui i’ avait eu d’l’eau bénite d’dans, p’is a’ varse dans un verre. A’ passe la traite aux autres; i’boivent toutes leurs p’tits verres, p’is quand ça vient à lui; là, i’ s’met à grimacer p’is y reculait l’verre. La fille b’en… a’ dit :
« Buvez vot’ verre, monsieur a’ dit vous… les aut’ ont toutes bus leu’ leurs. ‘Faut qu’vous buvez 1′ vot’.»
I ‘ a pris l’verre, p’is i’… faisait semblant de l’boire mais i’ avait ‘ien qu’ les lèvres su’ l’bord du verre. P’is là, quand qu’ la fille ne l’a pas vu, i’ a viré l’verre à terre plutôt de l’boire. Fait que la mère, après la veillée, a’ dit :
« Tu sauras ma fille, a’ dit, t’as pas vu c’qui a faite, i’ a’ pas bu son verre, i’ l’a varsé à terre, à tes pieds p’is tu t’n’ai pas aperçu, p’is a’ dit i’ a’ pas encore ôté ses gants.»
B’en, a’ dit :
« M’as voir à ça d’main soir, a’ dit, ce jeudi, i’ va v’nir p’is, a’ dit, on va r’danser ensemble. Ça fait qu’lendemain soir, i’ r ‘vient encore une fois, p’is là, i’ d’i’ d’mande la grand danse. P’is là, i’ dansent assez… qu’i’ avait décroché un peu sa chaîne… qui commençait à décrocher. P’is là, i’ vont s’ass’ir tou’ ‘é deux. P’is là, d’i9 d’mande encore pour changer sa chaîne… encore une plus belle. Ça fait qu’la fille, tandis qu’sa mère était en arrière du poêle, p’is qu’a’ guettait quoi… quoi
c’qui passait. De c’temps-là, c’était des poêles à deux ponts, p’is i’ avait une espace entre l’poêle p’is la mère s’assisait toujours là pour r’garder quoi’ c’que sa fille p’is l’gars était pour faire.
Ça fait… finalement, chose, i’ détache sa chaîne p’is i’ d’i’ passe la sienne, sa chaîne, dans l’cou. P’is, hein, la chaîne a disparu, la chaîne béni’ a’ était bénit’, a’ disparue ; i’ l’a pas gardée dans ses mains. Toujours, quand la mère a vu ça, a’ fait v’nir un prêtre là, i’a’ voulu d’i’ parler là; p’is
là, ça sortit dehors, p’is la fille a’ sortie avec. P’is… p’is i’avait pu d’chaîne bénit’ sur elle. I ‘ la pogne dans ses bras, p’is y avait deux jouaux à la porte de sa maison. P’is, sour la voiture, p’is c’était en plein coeur d’hiver, i’avait d’ia neige à plein la flamme roulait sous les pattes des jouaux ; p’is les jouaux, ça piochaient dehors, mes amis, du bon Dieu, la mère sort dehors, p’is a’ dit au prêtre, vite p’is a’ dit :
«Faite cheuque chose, ma fille s’en va, p’is ce l’diable. »
P’is là, i’avait la fille dans ses bras. P’is là, quand a’ l’a vu ça, l’prêtre est arrivé p’is i’ a’ j’té l’étole dans l’cou d’ia fille. P’is là, l’était p’us capable d’y toucher. I ‘ avait une étole bénit’. P’is là, l’diable, c’homme-là, i’embarque dans la voiture, p’is la voiture renfonce dans… la neige, p’is la flamme a continué à rouler quésiment deux, trois jours de temps. P’is c’était b’en l’diable, b’en, p’is la fille, b’en, il’ont ramenée à la maison, l’ont fait v’nir l’docteur, i’ ont fait v’nir Tprêtre, i’ l’ont fait r’venir. P’is là, a’ l’a r’connu qu’était pas bonne. P’is là, a’ s’est mis’ a r’tourner à la confesse, p’is à faire b’en, p’is à amuser des bons garçons… pas des cochonneries.
Contée par Mme E… A…, Dorchester, Québec, en novembre
(Extrait de J. Du Berger, les Légendes d’Amérique
française, Québec, Archives de folklore, 1973, p. 14-15).
Rose Latulipe
Selon Claude Aubry, 1966
Le Mardi-Gras, dans nos légendes, semble avoir toujours été mêlés à des festivités pantagruéliques, à des choses tolérées, mais foncièrement mauvaises, comme la danse, à des
interventions sournoises de Satan suivies de punitions éclatantes et de pénitences austères durant le carême. Toujours d’après nos légendes, le démon semble avoir été un personnage
omniprésent chez les Canadiens-Français, constituant sans doute à leurs yeux, avec les Anglais et le clergé, une fourche à trois dents : le trident de Neptune, quoi ! Ou peut-être bien une des fourches Caudines égarée au Canada. Voilà pourquoi nos ancêtres furent malheureux et eurent beaucoup d’enfants.
Encore selon nos légendes, si le démon intervint souvent chez nous, ce fut, la plupart du temps, par l’intermédiaire de nos aïeules. À l’instar d’Eve, avaient-elles des charmes dont Satan n’aurait pu se passer pour arriver à ses fins?
Chose certaine, du moins, nos ancêtres, là comme ailleurs, étaient restés bien fidèles aux traditions de la Bible. Lorsque Satan jeta son dévolu sur Rose Latulippe, on ne peut dire qu’il manqua de goût. Mais de flair? C’est ce qu’on voulut faire entendre, tant il y eut de pères à travers les générations qui, ayant des filles belles et coquettes et craignant qu’elles se fissent croquer, leur rappelèrent la triste aventure de Rose Latulippe.
Car, voilà, elle était bien belle, Rose, et surtout très coquette. Mais Lucifer, connaissant bien la nature humaine, a dû se dire avec un sourire sardonique :
« À combien de belles servira l’exemple de Rose Latulippe ? »
Mais, au fait, qui était Rose Latulippe et quelle fut son aventure ?
Lorsque nos ancêtres fêtaient le Mardi-Gras, il fallait que les réjouissances cessassent à minuit juste. S’ils prolongeaient leurs agapes ou leurs danses jusqu’au mercredi des Cendres, ne fut-ce que pour quelques minutes, ils s’exposaient aux pires châtiments.
Or, autour de 1700, vivait sur les bords du Saint-Laurent un fermier nommé Latulippe. Tout Canadien-Français qu’il était, il n’avait qu’une fille : Rose. Il l’adorait. On sait qu’elle était très belle et surtout très coquette. Elle aimait particulièrement la danse, mais à la folie ! Elle avait 16 ans et, naturellement, déjà son fiancé : Gabriel, selon une version, Paul selon une autre; mais fût-il Pierre, Jean ou Jacques, cela importe peu. Appelons-le Ambroise.
Un Mardi-Gras, le père Latulippe avait convié tous les rangs d’alentour à une grande soirée, parce que sa fille y tenait. Bon vivant et réputé généreux dans les libations et la « mangeaille », il avait mis ses invités à Taise. Mais, austère dans ses principes, il les avait également avertis qu’à minuit « tapant », les réjouissances devaient cesser. Dehors, il faisait une tempête de tous les diables et un vent terrible lançait la neige par paquets sur les battants des fenêtres, comme confetti au mariage d’une petite-main.
À l’intérieur, on s’amusait ferme, surtout Rose. Elle dansait très peu avec son fiancé, mais beaucoup avec les autres. La danse exerçait sur elle une fascination terrible. Elle ne refusait
aucune danse, sautait, valsait, virevoltait sans arrêt et, semblait-il, sans fatigue, comme plume au vent. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Elle accepta un arrêt, un seul : ce fut quand, vers les onze heures, on entendit frapper très fort à la porte. Ces coups tardifs et un je ne sais quoi de malaise dans l’air immobilisèrent l’assemblée. Le père Latulippe traversa un lourd silence puis, après avoir hésité une seconde devant la porte, il ouvrit brusquement sur la tempête.
Un homme, blanc de neige et de frimas, se tenait devant lui. Seul son teint sombre faisait contraste. Il demanda poliment asile, disant qu’il s’était trompé de route et qu’il ne savait plus où il était. Sur l’invitation du père Latulippe, il entra rapidement dans un tourbillon de neige. Lorsque l’étranger eut enlevé sa pelisse couverte de neige, le regard étonné de l’assemblée vit apparaître un jeune homme beau, élégant, vêtu de velours, de soie et de fine dentelle, mais le tout noir.
Chose encore plus étrange chez un homme d’allure si raffinée, il ne voulut pas se départir de son bonnet de fourrure sombre, ni de ses gants noirs. Ce que l’on finit par prendre, d’ailleurs, pour un caprice de seigneur. Remplaçant son air jusque-là si sévère par un éclatant sourire, il s’excusa dans un langage châtié et élégant d’être arrivé ainsi comme un trouble-fête et supplia ses hôtes et leurs invités de continuer leurs réjouissances comme s’il n’y était pas.
Un invité, jetant un regard par la fenêtre, s’exclama :
« Sacré nom de nom, quel beau cheval il a ! »
Plusieurs regardèrent à leur tour et se pâmèrent d’admiration sur la monture de l’étranger, toute noire en effet, d’un port vraiment royal et dont les yeux farouches semblaient de braise. Alors que ses naseaux fumaient encore, aucune trace d’écume n’apparaissait sur son poil luisant et magnifique.
Pendant ce temps, le jeune étranger demanda à son hôte s’il lui permettait de se joindre aux danseurs. Après avoir répliqué que cela leur ferait trop grand honneur, le père Latulippe invita le nouvel arrivant à loger sa monture dans l’écurie. Ce dernier refusa poliment, mais avec fermeté, ajoutant ainsi à son comportement inusité.
Mais le père Latulippe eut tôt fait de passer outre à « ces excentricités des gens de la ville », comme il répétait à ses invités, et il offrit un « p’tit coup d’eau de vie » à l’étranger. Celui-ci, rapporte-t-ôn, souffrit d’affreuses convulsions en absorbant le liquide. À court de bouteilles, le père Latulippe aurait, paraît-il, versé de son « P ‘tit blanc » dans un flacon qui avait contenu de l’eau bénite.
Comme, manifestement, le jeune étranger n’était pas venu chez le père Latulippe pour son « p ‘tit blanc » ni pour son eau bénite, il demanda à Rose si elle lui accorderait une danse. Naturellement, elle accepta. Après une, ce fut une deuxième, puis une autre et encore beaucoup d’autres. Rose semblait ne plus pouvoir se détacher du bel étranger. Il dansait avec tant d’élégance et de souplesse! En un mot, presque aussi bien qu’elle. Pendant ce temps, son fiancé rongeait ses ongles endeuillés dans un coin et, chaque fois qu’une vague de rage le prenait d’assaut, lançait vers Rose un regard aussi flamboyant que celui du coursier devant la porte.
Ce qui n’empêchait pas Rose d’accorder toutes ses danses à l’inconnu.
Soudain, les douze coups de minuit résonnèrent au milieu d’un rigodon. Le maître de la maison en fit la remarque et pria qu’on cessât les réjouissances, puisqu’on était au mercredi des Cendres, donc dans la période du carême. Rose fit un geste pour se dégager, mais son jeune compagnon la retint, lui demandant de continuer pendant quelques minutes : cela allait si bien ! Pourquoi s’arrêter ? Et, en effet, Rose ne pouvait plus s’arrêter.
Tant et si bien que le couple dansa rondement dans le mercredi des Cendres, seul, car les autres avaient obéi sur-lechamp à la prière du père Latulippe. L’assemblée s’était figée, scandalisée par l’attitude du couple audacieux. Seul le « violoneux », comme actionné par quelque puissance mystérieuse, continuait sa musique infernale. Les pieds mignons de Rose effleuraient à peine le sol. Dans ses évolutions et virevoltes, il semblait qu’elle fût désormais soustraite aux lois de la
pesanteur. Tout à coup le jeune inconnu la resserra contre lui et lui murmura à l’oreille qu’ils seraient désormais unis à jamais. Au même moment, Rose sentit une pointe acérée au creux de
sa main. Une douleur vive et un sentiment d’horrible panique lui firent jeter un cri désespéré. Puis elle perdit connaissance dans les bras de l’étranger. À cet instant, les traits de Rose
devinrent de cendre et tous ses vêtements se volatilisèrent, la laissant complètement nue.
Son beau et mystérieux cavalier s’était lui aussi transformé en une espèce de démon, ayant de
même perdu tout ce qui avait fait de lui un jeune et resplendissant seigneur. Ce diable, avec Rose dans ses bras, passa la porte qui s’était ouverte toute seule et se dirigea vers sa fougueuse monture.
Le héros classique de nos légendes, à part Satan, n’était pas encore intervenu. Mais il devait bientôt entrer en scène. Une fois de plus, ce serait le combat épique entre Monsieur le Curé qui voulait à tout prix sauver ses ouailles et Satan qui, à tout prix lui aussi, voulait lui en croquer.
Dans cette paroisse, depuis belle lurette, chaque Mardi-Gras ramenait les mêmes scènes : pendant que ses ouailles s’en donnaient à coeur joie chez celui-ci ou celui-là, Monsieur le
Curé, enfermé dans son presbytère, passait la soirée à prier pour les péchés qu’elles ne manqueraient pas de commettre.
Ce Mardi-Gras-ci, il avait fait la même chose. Mais, plus fatigué que l’habitude, il avait fini par s’endormir profondément. Tout à coup, il s’éveilla sous l’effet d’un affreux cauchemar : son ennemi était en train de dévorer à belles dents une de ses paroissiennes étendue toute nue dans la neige. Comme le démon lui avait déjà bouffé la tête, le prêtre ne pouvait identifier la victime. Malgré ses efforts surhumains pour détourner les yeux, il ne le pouvait, car une force surhumaine aussi les tenait rivés à ce spectacle. Ce furent sans doute ces efforts qui le ramenèrent à la réalité.
Une fois éveillé, le prêtre se mit à crier, appelant à l’aide. Mais la ménagère était sourde comme un pot. Heureusement que le bedeau avait décidé de passer la nuit au grenier, voulant se lever très tôt pour préparer la cérémonie des Cendres.
Alertés par les cris de son curé, il endossa rapidement ses loques foncées et déboula dans l’escalier plutôt qu’il ne le descendit, manquant de se tuer tant il était encore tout alourdi
de sommeil. Ouvrant sans frapper la porte du cabinet de travail, il trouva Monsieur le Curé affalé près de son prie-Dieu.
Il l’aida promptement à se relever.
— Ambroise, dit Monsieur le Curé, va à l’écurie, vite, prépare la Grise. Mets-lui selle et bride et amène-la devant la porte.
— De quoi est-ce qui a, Monsieur le Curé? Y aurait-y quequ’un en danger de mort?
— Pire que ça, mon fils : une âme est en danger de damnation éternelle. Vite, vite, cours à l’écurie. Il n’y a pas un moment à perdre.
Quelques minutes plus tard, Monsieur le Curé galopait vers la maison du père Latulippe. À tout instant il suppliait la bête d’aller plus vite. La tempête s’était calmée et la neige ne poudrait plus. Enfin, il reconnut de loin la maison du père Latulippe brillamment illuminée. Il vit quelque chose remuer devant la porte. Pour la première fois de sa vie, Monsieur le Curé frappa une bête : il laboura sa jument de coups de talon. La monture n’en pouvait plus, mais comme elle aussi
devait pressentir quelque chose d’épouvantable, elle fit un effort suprême et fila en flèche.
Il était temps.
Comme monture et cavalier allaient enfiler le chemin de la maison, une autre monture volait vers eux dans un nuage de fumée et de neige. À la hauteur de Monsieur le Curé, le cheval noir aux yeux de feu se cabra et s’arrêta net, comme paralysé. Quel étrange fardeau Monsieur le Curé eut le temps d’entrevoir sur son dos : le diable en personne tenant devant lui le corps nu d’une jeune fille.
Les vieux ennemis, enfin placés face à face, se croisèrent au-dessus du corps inanimé de Rose. Les deux étaient montés, naturellement, mais à armes inégales : Monsieur le Curé avait apporté son étole. Il la jeta sur Lucifer. Aussitôt un nuage de feu et de fumée s’éleva de l’équipage ennemi, percé d’un grand cri rauque. Quand le nuage se fut dispersé, Rose était étendue sur un carré d’herbe brûlante. Autour d’elle, la neige avait fondu jusqu’au sol. Le cavalier infernal avait disparu, de même que sa monture.
Monsieur le Curé se pencha sur la jeune fille : elle respirait encore. Il enleva rapidement sa grande mante et l’en couvrit. Puis, après l’avoir bénie en prononçant des mots latins, il souleva Rose dans ses bras et la porta vers la maison. Devant la porte ouverte se tenaient le père et les invités encore glacés d’épouvanté et aussi immobiles que statues de sel. De ses larges épaules Monsieur le Curé, sans un mot, écarta rudement ceux et celles qui se trouvaient dans son chemin, se dirigea vers la première chambre qui donnait sur la salle et avec grande délicatesse déposa son fardeau sur le lit.
Il se tourna ensuite vers le père Latulippe qui se tenait dans l’embrasure de la porte, le toisa d’un regard sévère en sortant de la chambre, puis disparut dans la nuit, sans sa mante.
Rose, paraît-il, survécut à cette étrange expérience. Certaines versions disent qu’elle se fit religieuse, d’autres qu’elle épousa son fiancé et eut beaucoup d’enfants, d’autres enfin qu’elle resta vieille fille. Laquelle de ces punitions, croyez-vous, put être la moindre… ou la pire?
(Extrait de Claude Aubry, le Violon magique et autreslégendes du Canada français, Ottawa, Éditions des Deux rives, 1966, p. 35-39).
La Légende du Monsieur en habit noir
Selon P. G. Roy, 1937
Sainte-Luce, située à une couple de lieues en bas de Rimouski, est le pays par excellence des légendes. C’est au second rang de Sainte-Luce, dans une veillée qui avait réuni la plupart des jeunes gens de la paroisse, que j’ai entendu raconter la légende du monsieur habillé en noir. Je la résume.
Flore était la plus jolie fille de Sainte-Luce. D’humeur gaie, elle aimait à réunir les jeunes gens et les jeunes filles du rang où elle habitait. Elle était fréquentée par un jeune cultivateur à l’aise, possesseur d’un des plus beaux biens du bord de l’eau. Les noces, d’après ceux qui prétendaient bien connaître, devaient avoir lieu tout de suite après la récolte.
Flore, un bon dimanche soir, avait invité tous ses amis et amies à une soirée où on se promettait beaucoup de plaisir. La température était belle et les veilleux étaient assis sur l’herbe, tout près de la maison, en attendant le violonneux qui devait accompagner la danse. Celui-ci arriva enfin avec un jeune homme, habillé de drap noir des pieds à la tête. Il fut présenté à la compagnie comme un étranger de passage dans la paroisse et désireux de connaître de charmantes jeunes filles.
Les présentations terminées, on entra dans la maison et la danse s’organisa. L’étranger était si beau, si bien vêtu, sa conversation était si agréable, ses compliments tournés si habilement, que toutes les jeunes filles en raffolèrent bientôt. On remarqua bien qu’il gardait continuellement son chapeau et restait ganté mais on passa sur ce détail. Le jeune homme était des paroisses d’en haut et cette mode pouvait fort bien exister chez lui.
L’étranger fit surtout la cour à Flore, la fille de la maison. Il dansa avec elle à peu près tout le temps. Celle-ci, avec une légèreté inconcevable, fit comme on dit là-bas, manger de l’avoine à son fiancé toute la soirée. Elle n’avait de sourires et d’amabilités que pour son ami de passage. La remarque en fut faite à plusieurs reprises pendant la soirée par les jeunes filles laissées de côté par le danseur étranger, et toutes blâmaient la légèreté de Flore qui humiliait ainsi son fiancé pour un oiseau de passage qu’elle ne reverrait peut-être jamais.
Mais la soirée se termina de façon tragique. Tout à coup, vers les minuit, au milieu d’une danse entraînante qui devait être la dernière, on vit le bel étranger saisir sa partenaire par les épaules et sauter par la fenêtre, qui était à quelques pieds du sol. Cette scène s’était déroulée avec la rapidité de l’éclair. Le départ de l’étranger n’avait cependant répandu dans toute la maison une forte odeur de soufre ou de brûlé. Le premier moment de stupeur passé, tous les veilleux se précipitèrent à la suite du couple afin de ramener la jeune fille à sa famille mais le couple disparut dans l’obscurité.
On comprit alors que ce monsieur en habit noir était tout simplement Belzébuth. Il n’avait pas ôté son chapeau pour cacher ses cornes et il avait gardé ses gants pour dissimuler ses griffes.
Depuis, en n’entendit plus jamais parler de Flore. Où alla-t-elle avec son étrange cavalier? Nul ne le sut. Le fiancé du bord de l’eau lui resta fidèle pendant une année, puis, comme il n’avait pas de nouvelles, il s’engagea dans de nouveaux liens.
Jeunes gens qui me lisez, si vous voulez être invités à veiller avec les jeunes filles de Sainte-Luce, ne manquez pas d’ôter vos chapeaux et d’enlever vos gants. N’oubliez pas, non plus, d’emporter vos papiers d’identification. Il y a bien cent ans que la pauvre Flore est disparue, mais sa triste aventure n’est pas oubliée dans la paroisse et aucune jeune fille ne voudrait s’exposer à subir le même sort qu’elle, en dansant avec un étranger inconnu.
Cette légende du monsieur en habit noir de Sainte-Luce a aussi couru à l’île d’Orléans. Elle a subi, toutefois, de son séjour avec les sorciers de l’île, certaines variations importantes. D’ailleurs, la légende du monsieur en habit noir, comme la plupart de nos légendes, vient de la Normandie ou de la Bretagne. Elle se conte encore dans nombre de villages bretons, m’a assuré un bon curé français pas plus tard que l’été dernier.
(P. G. Roy, « Légendes canadiennes », Cahiers des Dix, Montréal, 1937, p. 71-73).
La légende de Rose Latulipe
Selon J. E. Perrault, 1933
C’est de la région de Cloridorme que nous vient cette histoire d’une jeune fille qui, pour avoir trop dansé, un soir de Mardi-Gras, faillit être enlevée par le diable en personne, déguisé en élégant cavalier.
Rose Latulipe était une jeunesse de vingt ans, jolie, vive et aimant le plaisir. Un soir de Mardi-Gras, elle avait réuni les jeunes gens du voisinages pour clore par une joyeuse veillée l’époque de fêtes qui précède le carême. La soirée était commencée depuis quelque temps et les danses se succédaient avec entrain lorsqu’arriva un cavalier monté sur un grand cheval noir. Il s’excusa de son intrusion en disant que la nuit l’avait surpris en route et qu’il craignait de s’égarer.
Il fut donc prié de rester et de se joindre à la fête. Après les compliments d’usage aux gens de la maison, le galant cavalier invita la jolie Rose à danser et passa toute la veillée avec elle, au grand déplaisir du cavalier ordinaire de Rose et même de son père, qui essayait de modérer cet engouement pour le nouveau venu; mais à chaque danse, l’inconnu trouvait un compliment nouveau pour inviter la jeune fille et celle-ci ne pouvait lui résister.
La veillée avait commencé tôt et les violoneux étaient fatigués. Or, l’horloge ayant sonné le premier coup de minuit, Rose elle- même se sentit honteuse et voulut s’arrêter, mais quel ne fut pas son effroi en s’apercevant qu’elle ne le pouvait pas !
En même temps, elle constatait que son danseur la serrait de très près, qu’il avait les yeux flamboyants et le menton fourchu. Elle poussa un grand cri et allait s’évanouir, lorsque la porte s’ouvrit devant M. le curé, qu’on avait appelé en voyant la tournure que prenaient
les événements.
D’un coup d’oeil, celui-ci vit que son intervention s’imposait. C’était le Malin en personne qui s’était introduit dans la paroisse pour lui enlever une de ses meilleures ouailles. Devant le geste du prêtre, le diable ne fit qu’un saut et disparut en poussant un grand cri et en laissant derrière lui une acre odeur de soufre.
Depuis cette soirée, Rose Latulipe n’a plus jamais dansé.
(Extrait de J. E. Perrault, La Gaspésie : histoire, légendes, ressources, beautés, Quebec, Bureau Provincial du Tourisme Éditeur Ministere de la Voirie, 1933, p. 45-46). Autres légendes du même ouvrage disponible sur Dark Stories : La jeune fille abandonné, Le vaisseau fantôme de Cap d’Espoir, La Gougou, Un défi à Satan, Le braillard de la Madeleine
Le Diable au bal
La légende du beau danseur, selon A. de Haerne, 1886
C’était un pécheur endurci que le vieux José, et dans le silence, bien souvent, le vénérable Messire DuCoudray avait pleuré les désordres de cette brebis égarée.
Au coin de la forêt à cinq cents pas du chemin, masquée sous un massif d’érables et de repousses, le mécréant avait établi une salle de danse, où chaque dimanche deux violons et une clarinette invitaient les jeunes gens à venir prendre leurs ébats. Bien souvent le vénérable curé avait tonné en chaire contre cette profanation du jour du Seigneur. Ces prédications, loin de convertir le vieux pécheur, n’avaient servi qu’à exciter sa verve impie et à le pousser plus avant sur la voie fatale de l’impénitence.
Pour répondre aux saintes admonitions du digne pasteur, l’impie José ouvrait sa salle à l’heure des vêpres, et avec l’attrait ordinaire du fruit défendu, maint jeune homme, mainte jeune fille désertaient le temple du Seigneur pour lui préférer cet autre de Satan.
Or, voici ce qui arriva :
Baptiste, le fils d’un des habitants les plus opulents, les plus considérables de l’endroit, gars robuste, travailleur infatigable, et par dessus tout excellent chrétien, aimait la belle Corinne d’un amour aussi ardent que pur et sincère. Il épouserait la jeune fille au printemps.
Corinne était la fille d’un pauvre ouvrier, et n’avait pour toute dot que son admirable beauté. Elle n’était connue à vingt lieues à la ronde que sous le nom expressif de la belle Corinne. De bonne heure, elle avait eu de nombreux adorateurs. Un séjour, hélas trop long pour son bonheur, dans un des grands centres industriels de la république américaine avait fait de la jolie fille une coquette aimant le plaisir, les belles toilettes, les amoureux, et oubliant Dieu. Elle avait agréé
les hommages de Baptiste, sans amour, par coquetterie, parce que la recherche de ce jeune homme, qui passait pour riche, lui permettait d’espérer qu’une fois mariée, elle pourrait se payer les fantaisies que sa vanité lui inspirait et que lui interdisait sa pauvreté actuelle. Elle épouserait Baptiste au printemps, par calcul, par amour du luxe, et le pauvre jeune homme se croyait sincèrement aimé.
Par une belle après-midi d’octobre, le brave Baptiste allait trouver Corinne et lui proposait de l’accompagner.
— Donne-moi le bras, fit Corinne. Sortons nous promener. Et elle l’entraîna dans la direction de la forêt.
— Où allons-nous par là, ma charmante fiancée? Nous tournons le dos à l’église, ma toute belle Corinne.
— L’église! L’église! N’as-tu pas assez prié Dieu ce matin? Veux-tu passer ta vie à marmotter des pater et des ave?
— Corinne! Corinne! Ne parle pas comme cela!
— Tiens, Baptiste, tu aurais mieux fait de te faire curé, mon cher! Tu ne seras jamais un amoureux…
— Corinne, tu sais que je t’aime, que je t’adore.
— Ta! Ta! Sais-tu seulement ce que c’est qu’aimer? As-tu seulement senti battre ton coeur?
— Assez, Corinne, tu me fais souffrir.
— Tu ne seras jamais ni un amoureux ni un mari, tu n’es qu’un moine manqué. Va, laisse-moi, et elle le repoussa durement.
— C ‘est mal à toi, ma Corinne bien aimée, de parler ainsi ; tu sais que je puis vivre sans toi, que toutes mes pensées, toutes les aspirations de mon âme sont pour toi.
— Des paroles! Des paroles! Baptiste! Des faits vaudraient mieux, mon cher.
— Des faits ! Tu demandes des faits, ma bien aimée, mais ignores-tu donc que je suis presque fou de bonheur, rien qu’à l’idée qu’au printemps prochain tu seras ma femme adorée. Ah! ma Corinne, tu le sais, je t’adore, mais tu me brises le coeur quand tu préfères cette infâme salle de bal à la sainte maison du bon Dieu. Tu as donc oublié les édifiantes leçons de ta pieuse mère qui prie pour toi là-haut, ma pauvre chère Corinne?
— Laisse-moi, Baptiste. Va sermonner une autre femme, il n’en manque pas qui te désirent pour mari!
— Je n’aime que toi, Corinne, et n’aimerai jamais que toi!
— Tu as tort. Prends une femme qui te suive à l’église et passe sa vie au confessionnal. Pour moi je veux chanter, rire et m’amuser, la jeunesse n’a qu’un temps.
— Corinne ! Corinne, crains que Dieu ne te punisse.
— Fais comme moi, Baptiste, amusons-nous ensemble ou laisse-moi.
— Maudit soit le vieux démon de José, maudit son infernal repaire! Je te suivrai, Corinne je veillerai sur toi, et je saurai bien t’arracher aux griffes de celui qui règne dans cette odieuse salle.
— Tu parles de démon et d’infernal repaire, mon beau Baptiste, comme un vrai Jésuite.
— Sais-tu bien que je voudrais bien le voir, moi, le diable, pour savoir comment il est fait.
Et pendant que ces dernières paroles se perdaient dans le rire perlé et sardonique de la jeune fille, un jeune homme, mis au dernier goût de la ville, beau de sa personne, élégant et gracieux, vint à passer, lançant à la belle Corinne une oeillade provocatrice, accompagnée d’un ricanement chargé de mépris pour le pauvre Baptiste.
— Le beau jeune homme! pensa Corinne.
— Retournons, ma bonne Corinne, fit Baptiste en s’apercevant qu’ils étaient arrivés à la salle de José.
— Va prier, va, Baptiste ! Moi je danse, et vive la joie ! Puis, plantant là son futur époux, elle s’élança d’un pied léger à la suite de l’élégant inconnu qui l’accueillit sur le seuil de la salle de bal.
Baptiste, triste, consterné, eut un moment l’idée de retourner sur ses pas et d’abandonner à son destin la malheureuse égarée. Son coeur saignait, torturé par l’idée que sa fiancée, la moitié de son âme, était exposée aux tentations de Satan, et dansait dans les bras d’un heureux rival. Il avait promis de veiller sur elle. Il entra.
Corinne triomphait au milieu de la salle, au bras du superbe étranger. Il était beau à ravir, son nouveau cavalier. Avec des airs de grand seigneur, faisant verser à tous les amis de Corinne les liqueurs les plus chères, tenant tête à tous et buvant sec. Les danses se succédaient, et Corinne, l’oeil en feu et les traits animés, se livrait avec frénésie à l’entraînement de la valse. Elle s’enivrait de volupté et d’orgueil dans les bras du beau Monsieur, comme l’appelaient les gars du village.
Dans l’ivresse de son succès, elle avait oublié Baptiste, son fiancé. Baptiste, rêveur, la mort dans l’âme, assistait à ce bal où chaque note de l’orchestre lui entrait dans le coeur comme la
lame acérée d’un poignard. Il lui semblait que l’oeil ardent du cavalier de Corinne, obstinément attaché sur lui, le fascinait, le clouait sur place, lui faisait passer dans le dos le frisson de la fièvre.
Qui pouvait-il être ce démon? Car sans nul doute, ce brillant seigneur était un acolyte de Lucifer déguisé en homme! Pendant que le pauvre Baptiste était abîmé dans ces amères réflexions, une main qui semblait l’écraser, s’abattait sur son épaule et une voix stridente l’interpellait avec un
ricanement infernal.
— Hé bien! L’ami Baptiste, on est sombre! Que signifie cet air de croque-mort? Fais donc comme ton aimable fiancée! Sois gai avec les camarades, et buvons à la santé de notre ami Méphistophelès, roi de la danse.
Et déposant un long baiser sur les lèvres frémissantes de la belle Corinne, le jeune audacieux tendait au malheureux Baptiste, qui sous l’outrage tremblait de colère, un verre rempli d’une liqueur jaune comme de l’or en fusion. Au même instant, au bruit sinistre et strident de timbales monstres, retentit dans la salle le premier coup de minuit, sonné sur un timbre mystérieux et effroyable. Musiciens et danseurs étaient cloués sur place, le vieux José suait d’ahan et tremblait de tous ses membres, il lui semblait que le sol se dérobait sous ses pieds vacillants. L’horrible horloge sonnait, un à un, au milieu d’un silence de mort, avec une sinistre lenteur, les douze coups de minuit, dont chacun augmentait l’angoisse de cette scène lugubre, qui glaçait le sang dans les veines des assistants.
Seul, le fier cavalier de Corinne avait conservé son sang-froid et son audace. La jeune fille semblait avoir pris à son contact quelque chose de cette assurance diabolique; la tête penchée sur l’épaule de son cavalier, elle semblait boire dans ses yeux des flots de voluptueuse ivresse. Un sourire ironique qui errait sur ses lèvres mi-closes semblait jeter aux assistants ces paroles insultantes :
— Poltrons, vous voudriez qu’on vous aimât et vous tremblez comme des enfants. Admirez mon amant, il est beau, audacieux et je suis fière de son audace.
Cependant, le dernier coup de l’heure mystérieuse retentissait avec un vacarme infernal au milieu du silence sépulcral qui pesait sur la salle. Le cavalier étranger, posant sa main sur la main de la belle Corinne, et élevant de l’autre son verre débordant de la liqueur d’or :
— À la santé de Béelzébuth notre roi et maître qui, par ma voix, vous convie à ses joyeuses saturnales, s’écria-t-il.
Ses yeux lancèrent deux gerbes de feu ; une flamme bleue et sinistre jaillit de son verre. Ses lèvres enflammées se posèrent sur la bouche de la belle Corinne, sa main brûla celle de la jeune fille, et au fracas horrible de coups de tonnerre formidables, de cris et de hurlements perçants, du grincement du cuivre et de l’acier, le suppôt de Satan disparut sous terre dans un tourbillon de flamme et de fumée.
Affolés, tous s’enfuirent en se signant.
Le lendemain, Corinne avait vieilli de cinquante ans, ses cheveux étaient blancs, ses traits étaient flétris ; sur ses lèvres superbes et roses, où la veille encore s’épanouissaient un sourire tentateur, s’étalait en cicatrice de brûlure mal guérie, un cercle, trace du dernier baiser de Satan. L’empreinte noire des cinq griffes du diable brûlait sa main, dont hier encore elle était si orgueilleuse. Ses beaux yeux, qui avaient fait battre plus vite tant de jeunes coeurs, étaient fixes et hagards, et disaient la triste vérité : elle était folle.
Du vieux José on n’entendit plus parler.
L’infortuné Baptiste n’a pas conduit sa fiancée à l’autel. Sa vie était flétrie, et il a pris pitié de la malheureuse coquette, devenue pour tous, un objet d’horreur et d’aversion; il a prodigué ses soins amoureux à l’infortunée, pleuré sa fatale beauté jusqu’au jour où elle expira dans ses bras, lui demandant pardon. La terre de la sépulture de la belle Corinne était encore fraîche quand le pauvre Baptiste suivit dans la tombe sa fiancée infidèle, mais tendrement adorée.
(A. de Haerne, les Nouvelles soirées canadiennes,Montréal, 1886, volume V, p. 3-9).
L’Étranger
La légende du beau danseur, selon Ph. Aubert de Gaspé (fils), 1837
C’était le mardi gras de l’année 17—. Je revenais à Montréal, après cinq ans de séjour dans le nord-ouest. Il tombait une neige collante et, quoique le temps fût très-calme, je songeai à camper de bonne heure; j’avais un bois d’une lieue à passer, sans habitation ; et je connaissais trop bien le
climat pour m’y engager à l’entrée de la nuit — ce fut donc avec une vraie satisfaction que j’aperçus une petite maison, à l’entrée de ce bois, où j’entrai demander à couvert — II n’y
avait que trois personnes dans ce logis lorsque j ‘y entrai : un vieillard d’une soixantaine d’années, sa femme et une jeune et jolie fille de dix-sept à dix-huit ans qui chaussait un bas de laine bleue dans un coin de la chambre, le dos tourné à nous, bien entendu; en un mot, elle achevait sa
toilette. Tu ferais mieux de ne pas y aller Marguerite, avait dit le père comme je franchissais le seuil de la porte. Il s’arrêta tout court, en me voyant et, me présentant un siège, il me
dit, avec politesse:
— Donnez-vous la peine de vous asseoir, Monsieur,; vous paraissez fatigué; notre femme rince un verre; Monsieur prendra un coup, ça le délassera.
Les habitants n’étaient pas aussi cossus dans ce temps-là qu’ils le sont aujourd’hui; oh! non. La bonne femme prit un petit verre sans pied, qui servait à deux fins, savoir : à boucher
la bouteille et ensuite à abreuver le monde; puis, le passant deux à trois fois dans le seau à boire suspendu à un crochet de bois derrière la porte, le bonhomme me le présenta encore tout brillant des perles de l’ancienne liqueur, que l’eau n’avait pas entièrement détachée, et me dit :
— Prenez, Monsieur, c’est de la franche Bau-de-vie, et de la vergeuse; on n’en boit guère de semblable depuis que l’anglais a pris le pays.
Pendant que le bonhomme me faisait des politesses, la jeune fille ajustait une fontange autour de sa coiffe de mousseline en se mirant dans le même seau qui avait servi à rincer mon verre; car les miroirs n’étaient pas communs alors chez les habitants. Sa mère la regardait, en-dessous avec complaisance, tandis que le bonhomme paraissait peu content.
—Encore une fois, dit-il, en se relevant de devant la porte du poêle et en assujettissant sur sa pipe un charbon ardent d’érable, avec son couteau plombé, tu ferais mieux de ne pas
y aller, Charlotte.*
— Ah! voilà comme vous êtes toujours, papa; avec vous on ne pourrait jamais s’amuser.
— Mais aussi, mon mon vieux, dit la femme, il n’y a pas de mal, et puis José va venir la chercher, tu ne voudrais pas qu’elle lui fît un tel affront ?
Le nom de José sembla radoucir le bonhomme.
— C’est vrai, c’est vrai, dit-il, entre ses dents : mais promets-moi toujours de ne pas danser sur le Mercredi-des cendres : tu sais ce qui est arrivé à Rose Latulippe…
— Non, non, mon père, ne craignez pas : tenez, voilà José.
Et en effet, on avait entendu une voiture; un gaillard, assez bien découplé, entra en sautant et en se frappant les deux pieds l’un contre l’autre; ce qui couvrit l’entrée de la chambre d’une couche de neige d’un demi-pouce d’épaisseur.
José fit le galant ; et vous auriez bien ri vous autres qui êtes si bien nipés de le voir dans son accoutrement des dimanches : d’abord un bonnet gris lui couvrait la tête, un capot d’étoffe
noire dont la taille lui descendait six pouces plus bas que les reins, avec une ceinture de laine de plusieurs couleurs qui lui battait sur les talons, et enfin une paire de culottes vertes
à mitasses bordées en tavelle rouge complétait cette bizarre toilette.
— Je crois, dit le bonhomme, que nous allons avoir un furieux temps; vous feriez mieux d’enterrer le Mardi-Gras avec nous.
— Que craignez-vous, père, dit José, en se tournant tout-à-coup, et faisant claquer un beau fouet à manche rouge, et dont la mise était de peau d’anguille, croyez-vous que ma guevale ne soit pas capable de nous tramer? Il est vrai qu’elle a déjà sorti trente cordes d’érable, du bois; mais ça n’a fait que la mettre en appétit.
Le bonhomme réduit enfin au silence, le galant fit embarquer sa belle dans sa cariole, sans autre chose sur la tête qu’une coiffe de mousseline, par le temps qu’il faisait; s’enveloppa dans une couverte; car il n’y avait que les gros qui eussent des robes de peaux dans ce temps-là ; donna un vigoureux coup de fouet à Charmante qui partit au petit galop, et dans un instant ils disparurent gens et bête dans la poudrerie.
— Il faut espérer qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux, dit le vieillard, en chargeant de nouveau sa pipe.
— Mais, dites-moi donc, père, ce que vous avez à craindre pour votre fille ; elle va sans doute le soir chez des gens honnêtes.
— Ha! monsieur, reprit le vieillard, vous ne savez pas; c’est une vieille histoire, mais qui n’en est pas moins vraie! tenez : allons bientôt nous mettre à table; et je vous conterai cela en frappant la fiole.
— Je tiens cette histoire de mon grand-père, dit le bonhomme; et je vais vous la conter comme il me la contait lui-même.
II y avait autrefois un nommé Latulippe qui avait une fille dont il était fou; en effet c’était une jolie brune que Rose Latulippe : mais elle était un peu scabreuse pour ne pas dire éventée. Elle avait un amoureux nommé Gabriel Lepard, qu’elle aimait comme la prunelle de ses yeux; cependant, quand d’autres l’accostaient, on dit qu’elle lui en faisait passer; elle aimait beaucoup les divertissements, si bien qu’un jour de Mardi-Gras, un jour comme aujourd’hui, il y avait
plus de cinquante personnes assemblées chez Latulippe; et Rose, contre son ordinaire, quoique coquette, avait tenu, toute la soirée, fidèle compagnie à son prétendu : c’était assez naturel; ils devaient se marier à Pâques suivant.
Il pouvait être onze heures du soir, lorsque tout-à-coup, au milieu d’un cotillon, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Plusieurs personnes coururent aux fenêtres, et frappant, avec
leurs poings sur les chassis, en dégagèrent la neige collée en dehors afin de voir le nouvel arrivé, car il faisait bien mauvais.
Certes! cria quelqu’un, c’est un gros, compte-tu, Jean, quel beau cheval noir ; comme les yeux lui flambent ; on dirait, le diable m’emporte, qu’il va grimper sur la maison. Pendant ce discours, le Monsieur était entré et avoit demandé au maître de la maison la permission de se divertir un peu.
C ‘est trop d’honneur nous faire, avait dit Latulippe, dégrayez-vous, s’il vous plaît — nous allons faire dételer votre cheval.
L’étranger s’y refusa absolument — sous prétexte qu’il ne resterait qu’une demi-heure, étant très-pressé. Il ôta cependant un superbe capot de chat sauvage et parut habillé en velour noir et galonné sur tous les sens. Il garda ses gants dans ses mains, et demanda permission de garder aussi son casque; se plaignant du mal-de-tête.
— Monsieur prendrait bien un coup d’eau-de-vie, dit Latulippe en lui présentant un verre.
L’inconnu fit une grimace infernale en l’avalant; car Latulippe, ayant manqué de bouteilles, avait vidé l’eau bénite de celle qu’il tenait à la main, et l’avait remplie de cette liqueur. C’était bien mal au moins — II était beau cet étranger, si ce n’est qu’il était très-brun et avait quelque chose de sournois dans les yeux.
Il s’avança vers Rose, lui prit les deux mains et lui dit :
— J’espère ma belle demoiselle, que vous serez à moi ce soir et que nous danserons toujours ensemble.
— Certainement, dit Rose, à demi-voix; et en jetant un coup-d’oeil timide sur le pauvre Lepard, qui se mordit les lèvres à en faire sortir le sang.
L’inconnu n’abandonna pas Rose du reste de la soirée, en sorte que le pauvre Gabriel renfrogné dans un coin ne paraissait pas manger son avoine de trop bon appétit. Dans un petit cabinet qui donnait sur la chambre de bal était une vieille et sainte femme qui, assise sur un coffre, au
pied d’un lit, priait avec ferveur; d’une main elle tenait un chapelet, et de l’autre se frappait fréquemment la poitrine. Elle s’arrêta tout-à-coup, et fit signe à Rose qu’elle voulait
lui parler.
— Écoute, ma fille, lui dit-elle; c’est bien mal à toi d’abandonner le bon Gabriel, ton fiancé, pour ce Monsieur — II y a quelque chose qui ne va pas bien; car chaque fois que je prononce les saints noms de Jésus et de Marie, il jette sur moi des regards de fureur — Vois comme il vient de nous regarder avec des yeux enflammés de colère.
— Allons, tantante, dit Rose, roulez votre chapelet, et laissez les gens du monde s’amuser.
— Que vous a dit cette vieille radoteuse, dit l’étranger?
— Bah, dit Rose, vous savez que les anciennes prêchent toujours les jeunes.
Minuit sonna et le maître du logis voulut alors faire cesser la danse, observant : qu’il était peu convenable de danser sur le Mercredi des Cendres.
— Encore une petite danse, dit l’étranger
— Oh! oui, mon cher père, dit Rose; et la danse continua.
— Vous m’avez promis, belle Rose, dit l’inconnu, d’être à moi toute la veillée : pourquoi ne seriez-vous pas à moi pour toujours ?
— Finissez donc, Monsieur, ce n’est pas bien à vous de vous moquer d’une pauvre fille d’habitant comme moi, répliqua Rose.
— Je vous jure, dit l’étranger, que rien n’est plus sérieux que ce que je vous propose; dites : Oui… seulement, et rien ne pourra nous séparer à l’avenir.
— Mais, Monsieur!… et elle jeta un coup-d’oeil sur le malheureux Lepard.
J’entends, dit l’étranger, d’un air hautain, vous aimez ce Gabriel? Ainsi n’en parlons plus.
— Oh! oui… je l’aime… je l’ai aimé… mais tenez, vous autres gros Messieurs, vous êtes si enjôleurs de filles que je ne puis m’y fier.
— Quoi! belle Rose, vous me croiriez capable de vous tromper, s’écria l’inconnu, je vous jure par ce que j’ai de plus sacré… par…
— Oh ! non, ne jurez pas ; je vous crois, dit la pauvre fille ; mais mon père n’y consentira peut-être pas?
— Votre père, dit l’étranger avec un sourire amer; dites que vous êtes à moi et je me charge du reste.
— Eh bien ! Oui, répondit-elle.
— Donnez-moi votre main, dit-il, comme sceau de votre promesse.
L’infortunée Rose lui présenta la main qu’elle retira aussitôt en poussant un petit cri de douleur; car elle s’était senti piquer, elle devint pâle comme une morte et prétendant un mal subit elle abandonna la danse. Deux jeunes maquignons rentraient dans cet instant, d’un air effaré, et prenant Latulippe à part ils lui dirent :
— Nous venons de dehors examiner le cheval de ce Monsieur; croiriez-vous que toute la neige est fondue autour de lui, et que ses pieds portent sur la terre?
Latulippe vérifia ce rapport et parut d’autant plus saisi d’épouvanté, qu’ayant remarqué, tout-à-coup, la pâleur de sa fille au paravant, il avait obtenu d’elle un demi aveu de ce qui s’était passé entre elle et l’inconnu. La consternation se répandit bien vite dans le bal, on chuchotait et les prières seules de Latulippe empêchaient les convives de se retirer.
L’étranger, paraissant indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, continuait ses galanteries auprès de Rose, et lui disait en riant, et tout en lui présentant un superbe collier en perles et en or.
— Otez votre collier de verre, belle Rose, et acceptez, pour l’amour de moi, ce collier de vraies perles
Or, à ce collier de verre, pendait une petite croix et la pauvre fille refusait de l’ôter. Cependant une autre scène se passait au presbytère de la paroisse où le vieux curé, agenouillé depuis neuf-heures du soir ne cessait d’invoquer Dieu : le priant de pardonner les péchés que commettaient ses paroissiens dans cette nuit de désordre : le Mardi-gras — Le saint vieillard s’était endormi,
en priant avec ferveur, et était enseveli, depuis une heure, dans un profond sommeil, lorsque s’éveillant tout-à-coup, il courut à son domestique, en lui criant :
— Ambroise, mon cher Ambroise lève-toi, et attèle vite ma jument
— Au nom de Dieu, attèle vite. Je te ferai présent d’un mois, de deux mois, de six mois de gages.
— Qu’y-a-t-il? Monsieur, cria Ambroise, qui connaissait le zèle du charitable curé; y-a-t-il quelqu’un en danger de mort!
— En danger de mort! répéta le curé; plus que cela mon cher Ambroise ! une âme en danger de son salut éternel.
Attèle, attèle promptement. Au bout de cinq minutes, le curé était sur les chemins qui conduisait à la demeure de Latulippe et, malgré le temps affreux qu’il faisait, avançait avec une rapidité incroyable; c’était, voyez-vous, Ste. Rose qui applanissait la route.
Il était tems que le curé arrivât; l’inconnu en tirant sur le fil du collier l’avait rompu, et se préparait à saisir la pauvre Rose; lorsque le curé, prompt comme l’éclair l’avait prévenu en passant son étole autour du col de la jeune fille et, la serrant contre sa poitrine où il avait reçu son Dieu le matin, s’écria d’une voix tonnante :
— Que fais-tu ici, malheureux, parmi des Chrétiens?
Les assistants étaient tombés à genoux à ce terrible spectacle et sanglottaient en voyant leur vénérable pasteur qui leur avait toujours paru si timide et si faible, et maintenant si fort et si courrageux, face-à-face avec l’ennemi de Dieu et des hommes.
— Je ne reconnais pas pour chrétiens, répliqua Lucifer en roulant des yeux ensanglantés, ceux qui, par mépris de votre religion, passent, à danser, à boire et à se divertir, des jours consacrés à la pénitence par vos préceptes maudits; d’ailleurs cette jeune fille s’est donnée à moi, et le sang qui a coulé de sa main, est le sceau qui me l’attache pour toujours.
— Retire-toi, Satan, s’écria le Curé, en lui frappant le visage de son étole, et en prononçant des mots latins que personne ne put comprendre.
Le diable disparut aussitôt avec un bruit épouvantable et laissant une odeur de soufre qui
pensa suffoquer l’assemblée. Le bon curé, s’agenouillant alors, prononça une fervente prière en tenant toujours la malheureuse Rose, qui avait perdu connaissance, collée sur son sein, et tous y répondirent par de nouveaux soupirs et par des gémissements.
— Où est-il? où est-il? s’écria la pauvre fille, en recouvrant l’usage de ses sens.
— II est disparu, s’écria-t-on de toutes parts.
— Oh mon père! mon père! ne m’abandonnez pas! s’écria Rose, en se traînant aux pieds de son vénérable pasteur,
— Emmenez-moi, avec vous… Vous seul pouvez me protéger… je me suis donnée à lui… Je crains toujours qu’il ne revienne… un couvent! un couvent!
— Eh bien, pauvre brebis égarée, et maintenant repentante, lui dit le vénérable pasteur,
venez chez moi, je veillerai sur vous, je vous entourrai de saintes reliques, et si votre vocation est sincère, comme je n’en doute pas après cette terrible épreuve, vous renoncerez à ce
monde qui vous a été si funeste.
Cinq ans après, la cloche du couvent de… avait annoncé depuis deux jours qu’une religieuse, de trois ans de profession seulement, avait rejoint son époux céleste, et une foule de curieux s’étaient réunis dans l’église, de grand matin, pour assister à ses funérailles.
Tandis que chacun assistait à cette cérémonie lugubre avec la légèreté des gens du monde, trois personnes paraissaient navrées de douleur : un vieux prêtre agenouillé dans le sanctuaire priait avec ferveur, un vieillard dans la nef déplorait en sanglottant la mort d’une fille unique, et un jeune homme, en habit de deuil, faisait ses derniers adieux à celle qui fut autrefois sa fiancée : la malheureuse Rose Latulippe.
(Extrait de Ph. Aubert de Gaspé (fils), l’Influence d’un livre, Québec, W. Cowan et fils, 1837, p. 36-47).