Blasphème et paroles d’ivrogne.
C’est aux environs de Barachois qu’on entend parler de cet étrange défi qui fut lancé au démon du cap Bon-Ami et coûta la vie à ses deux imprudents auteurs, le dénouement tragique ayant eu pour théâtre le goulet du barachois de la rivière Malbaie, à Barachois même. Les deux hommes étaient des mécréants de la pire espèce, ivrognes, blasphémateurs, ne craignant ni Dieu, ni diable. Ils étaient partis en barque, un matin, pour aller rencontrer quelques compagnons au cap Bon-Ami, emportant avec eux de nombreuses bouteilles d’eau-de-vie.
Le trajet était long et les libations fréquentes. Si bien qu’en arrivant au pied du cap, l’un d’eux crut, dans son délire, apercevoir le diable en personne, qui avait élu domicile à cet endroit pour attirer les navires sur les récifs de la côte et s’emparer des âmes des matelots impénitents. Notre ivrogne, à cette vue, prit une bouteille d’eau-de-vie, en but une partie et lança le reste dans la direction du cap en criant:
« Tiens ! bois à ma santé ! »
« Je te rencontrerai demain au goulet et t’offrirai un régal que tu n’oublieras jamais! » répondit une voix tonnante, du haut du cap.
« Si tu n’es pas un lâche démon », blasphéma l’ivrogne, « tiens ta promesse et viens rencontrer le seul homme de la côte qui ne te craint pas! »
Un violent coup de tonnerre fut la seule réponse. Les deux ivrognes revinrent alors à Barachois et racontèrent leur rencontre avec le démon du cap Bon-Ami. Le lendemain, ils se mirent en route pour le rendez-vous, sans écouter les remontrances des bonnes gens du village.
La mer était calme, sans une ride, et les deux hommes s’éloignaient rapidement. Mais ils avaient à peine franchi le goulet qu’une vague monstrueuse, soulevée soudainement, renversa la barque et les engloutit avant qu’on pût faire quoi que ce soit pour les sauver.
C’était la réponse du démon au défi des ivrognes: il leur servait un régal qu’ils ne devaient jamais oublier.
Lorsque leurs corps furent retrouvés, ils tenaient encore en main une bouteille à moitié vide et portaient au cou des traces de doigts crochus.
(Extrait de J. E. Perrault, La Gaspésie : histoire, légendes, ressources, beautés, Quebec, Bureau Provincial du Tourisme, Ministere de la Voirie, 1933, p. 44). Autres légendes du même ouvrage disponible sur Dark Stories : Le beau danseur et Rose Latulipe, Le vaisseau fantôme de Cap d’Espoir, La Gougou, Un défi à Satan, Le braillard de la Madeleine, La jeune fille abandonnée