Le diable des Forges du Saint-Maurice

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Il ne faut pas danser le dimanche…

Adapté d’un conte populaire

Au Québec, le personnage de conteur Jos Violon est bien connu. Il a été par Louis Fréchette, écrivain et journaliste, qui a publié dans les journaux et les gazettes de son temps une foule de contes oraux qu’on racontait l’hiver dans les chantiers de coupe de bois et qu’on risquait d’oublier. Parmis ces contes, on retrouvait l’étrange histoire du diable des forges du Saint-Maurice, Cette légende était d’ailleurs l’une des ses favorites.



Cette histoire se passe en Mauricie, non loin de Trois-Rivières, où naquit la première usine métallique au Canada en 1729 : les forges du Saint-Maurice. Ces Forges, dont les vestiges existent encore, ont donné naissance à bien des histoires sans doute à cause du feu qui brûlait dans le haut fourneau. Trois-Rivières était un lieu de passage pour les équipes de bûcherons qui « montaient » plus haut sur la rivière Saint-Mauricie pour aller bûcher.

Ce soir-là, Jos Violon était en forme. Avec son assurance ordinaire, il lança, pour obtenir le silence, la formule sacramentelle :

Cric, crac, les enfants
Parli, parlo, parlons !
Pour en savoir le court et le long
Passez le crachoir à Jos Violon.
Sacatabi, sac-à-tabac
À la porte les ceusses qu’écouteront pas !

Et il commença :

– Si Jos Violon a un conseil à vous donner, les enfants, ce serait de ne jamais danser le dimanche, ni pour or ni pour argent. Si vous voulez savoir pourquoi, écoutez ce que je m ‘en vas vous raconter.

Cette année-là, je m’étais engagé avec Fifi Labranche, le joueur de violon, pour aller faire du bois carré* sur le Saint-Maurice. On était dix-huit en tout, six par canot, et on devait tous se rejoindre aux Trois-Rivières.

Le contremaître, un nommé Nesbitt, confia à Jos Violon :

– Je prends les devants pour aller à la chasse avec des sauvages. Je te laisse le commandement. Vous me rejoindrez lundi à la tête du Portage de la Cuisse.

– Le Portage de la Cuisse ? Je connais bien.

– Bon ! Mais attention, surveille bien tes gaillards, poursuivit Nesbitt. S’il y en a un qui manque, je m’en prendrai à toi, entends-tu ?

Vous serez dix-huit, juste. Pour ne pas en laisser en chemin, à chaque embarquement et à chaque débarquement, compte-les, dit Nesbitt. Je peux me fier à toi ?

– Comme à Monseigneur !

– Et ben, c’est correct ! À lundi soir, comme ça : au Portage de la Cuisse.

Et il partit. Quand j’appris aux autres le départ du contremaître, ce fut un cri de joie. On grimpa dans les canots et, l’aviron au bout du bras, on s’apprêtait à partir quand je me souvins de ma promesse et je criai :

– Attendez ! attendez. Est-ce qu’on y est tous ? Faut se compter !

– C’est pas malaisé, que dit Fifi Labranche, de se compter. On est six par canot ; et on a trois canots. Trois fois six, dix-huit !

Je fis le compte. C’était bien ça. On y était tous. Alors je dis :

– Filons !

Ça filait pour de vrai ! Parce que mes comparses avaient une idée dans la tête que l’un d’eux lança en avironnant :

– Faut aller danser aux forges ce soir !

Les forges du Saint-Maurice, les enfants, c’était pas le perron de l’église ! Et juste en face des Forges, il y avait l’auberge du père Carillon et c’est là qu’on arrêta les canots ! Il y avait là toute une bande de jeunesse à qui il ne manquait qu’un joueur de violon pour se dégourdir les orteils. Et comme Fifi Labranche n’avait pas oublié son ustensile, je vous garantis qu’on fut bien reçus.

Les vieilles forges du Saint-Maurice, Canada-Est, ca. 1841-1842
Les vieilles forges du Saint-Maurice, Canada-Est, ca. 1841-1842

On n’était pas arrivés depuis cinq minutes que déjà défilaient les gigues simples, les reels *, les cotillons*, les voleuses* et les harlapattes*. Les semelles faisaient du feu et les jupes et les câlines en frisaient comme des flammèches. Le temps passait vite. Et v’là que minuit arriva et le dimanche avec, comme de raison : c’est ce qui arrive après le samedi soir.

– C’est assez, les jeunesses, dit la mère Carillon. On est tous des chrétiens alors, pas de danse le dimanche !

– Tais-toi donc, la vieille ! lança le père Carillon. Souviens-toi de ton jeune temps. Tu relevais pas le nez devant un petit rigodon* le dimanche. N’écoutez pas, vous autres. Allez, sautez !

Et tout se remit en branle. Mais moi, qui ne suis pas un bigot, vous me connaissez, je m’en fus m’asseoir dans un coin à fumer ma pipe tout seul. Parce qu’il fallait que je surveille mes compagnons !

« Y vont se fatiguer à la fin. En attendant je ferai un somme », que je me dis.

Mais plus qu’on avançait vers le dimanche et plus que les danseux et les danseuses se trémoussaient la corporation au milieu du plancher.

– Vous dansez donc pas ? fit près de moi une petite voix venant d’une créature qui m’avait reluqué depuis le début de la veillée.

– J’aime pas danser sur le dimanche, que je répondis.

– Et v’là des scrupules ! j’aurais pas cru ça d’un homme comme vous …

La bougresse s’appelait Célanire Sarrazin : une bouche, une taille… des joues comme des pommes fameuses … j’en dis pas plus. J’aurais bien voulu résister mais le petit serpent me prit par le bras en disant :

– Voyons, faites pas l’habitant*, monsieur Jos ; venez danser ce cotillon*-là avec moi.

J’ai jamais tricoté comme ça de ma vie, mes enfants. La petite Célanire sautait comme une sauterelle ; et moi, je ne voyais plus clair.

Et là, ce fut comme si j’avais perdu connaissance : encore au jour d’aujourd’hui, les enfants, je pourrais pas vous dire comment est-ce que je regagnai mon banc et que je m’endormis en fumant ma pipe. Tout à coup, ma gueuse de pipe m’échappa des dents et je m’éveillai… Plus de violon, plus de danse, plus d’éclat de rire, plus un chat dans l’appartement. J’étais à me demander quel bord prendre quand je vis arriver devant moi la mère Carillon, le visage tout égarouillé*.

– Père Jos, dit-elle y a rien que vous de sage dans c’te boutique. Venez à notre secours !

– De quoi y a-t-il donc, la p’tite mère ?

– Le méchant esprit est dans les Forges !

– Le méchant esprit est dans les Forges ?

– Oui, la Louise Quiennon l’a vu tout clair comme je vous vois là. V’là ce que c’est de danser le dimanche !

– Et qu’est-ce qu’elle a vu, la Louise ? demandai-je.

– Le démon des Forges, ni plus, ni moins. Elle était sortie un moment quand elle a entendu brimbaler le gros marteau de la forge qui cognait boum ! boum ! boum ! comme en plein cœur de la semaine. Elle a tout de suite remarqué que la grande cheminée flambait toute rouge et lançait des paquets d’étincelles. Tout tremblait. Elle s’est approchée et a vu un homme qui avait une jambe sous le gros marteau. Il tournait cette jambe dans un sens et dans l’autre tandis que le marteau battais, comme on fait une barre de fer que l’on veut écrouir. La jambe s’allongeait comme si elle avait réellement été de fer rougi. L’épouvante a pris la Louise. Quand elle est rentrée, presque sans connaissance, la danse s’est arrêtée vite, je vous le garantis.

« Chut ! chut ! le diable est dans les Forges !… » qu’elle a dit avant de s’affaler sur le plancher.

Comme de raison, tout le monde est sorti. Mais… plus rien ! La porte de la forge était fermée ; pas une flamme dans la cheminée ! Tout était tranquille… Et le plus extraordinaire de l’affaire c’est qu’il n’y avait pas gros comme ça de lumière nulle part. Il faisait noir comme chez le loup. On l’avait échappé belle ! Quand tout le monde fut entré, Fifi Labranche mit son violon dans sa boîte et dit :

– Couchons-nous !

– Attendez voir, que je dis. Vous vous coucherez point avant que je vous aie comptés…

Puis, je compte…

– Un, deux, trois, quatre, cinq… dix-sept
Rien que dix-sept.

– Je me suis trompé, que je dis.

Et je recommence.

– Dix-sept ! Toujours dix-sept ! m’en manque un ! Qui c’qui manque parmi vous
autres ?

Ils y étaient tous. Mais il en manquait toujours un.

– Cherchons, dit Fifi Labranche : si le diable des Forges l’a pas emporté, on le trouvera ben.

On chercha sous les bancs, sous les tables, sous les lits, dans le grenier, dans la cave, derrière les cordes de bois, dans les bâtiments, jusque dans le puits…

Personne ! On chercha comme ça jusqu’au petit jour. Puis arriva le temps de repartir. Les camarades s’écrièrent :

– Il est temps d’embarquer. Laissons-le ! Si le flandrin* est dégradé, ce sera tant pis pour lui. Aux canots !

Et ils dégringolèrent du côté de la rivière. Je les suivais bien piteux comme de raison. N’importe, je fis comme les autres ; je pris mon aviron et j’embarquai.

– En avant nos gens ! mais, dit Eustache Barjeon, on y est tous !

– On y est tous ? demandai-je.

– Ben sûr ! Comptez : six canot. Trois fois six font dix-huit !

Aussi vrai que vous êtes là, les enfants, je comptai au moins vingt fois de suite. On étais ben six par canot ce qui faisait notre compte juste. C’était un tour du Malin, y avait pas à dire ! Parce qu’on eut beau se recompter, se nommer, se tâter chacun son tour, pas moyen de découvrir qui c’est qu’avait manqué.

On a marché comme ça jusqu’au lendemain. Toujours six par canot. On se rendit au Portage de la Cuisse où l’on devait rejoindre Bob Nesbitt.

– À c’te heure, avant qu’on rejoigne le contremaître, que je dis, y s’agit de se compter pour la dernière fois.

Et je commence bien lentement, en touchant chaque homme du bout de mon doigt. Un, deux, trois … dix-sept ! Encore rien que dix-sept ! Ce n’était ni plus ni moins qu’un mystère ; le diable m’en voulait ! Comment allais-je me montrer devant le contremaître avec un homme en moins ?

On se mit quand même en route au travers du bois. À chaque détour j’avais quasiment peur d’en perdre encore un. On finit par arriver. Bob Nesbitt nous attendait assis sur une souche.

– C’est vous autres ? demanda-t-il.

– À peu près ! que je criai.

– Comment à peu près ? Vous n’y êtes pas tous ?

– C’est pas de ma faute, que je dis, mais il nous en manque un.

– Où l’avez vous semé ?

– On sait pas.

– Je t’avais t’y pas recommandé à toi, Jos Violon, de toujours compter tes hommes en embarquant et en débarquant des canots ?

– Je les ai comptés peut-être vingt fois monsieur Bob

– Eh ben ?

– Eh ben, de temps en temps, y en avait dix-huit et de temps en temps y en avait rien que dix-sept.

– Quoi ?

– C’est la pure vérité. Demandez-leur !

– La main dans le feu ! dirent les hommes, depuis le plus grand jusqu’au plus petit.

– Vous êtes tous soûls comme des briques ! dit le patron.

On ne se fit pas prier et Bob Nesbitt se mit à compter.

– Un, deux, trois … dix-huit. Où ça qu’il en manque un ? Je vous le disais bien que étiez soûls ! dit-il. Allez, faites du feu et préparez nos abris.

Quand on arriva au chantier le surlendemain, le patron me prit à part et me dit :

– Jos, pourquoi est-ce que tu m’as fait cette menterie-là, avant-hier ?

– Quelle menterie ?

– Fais pas l’innocent ! À propos de cet homme qui manquait. Je n’aime pas qu’on rie de moi…

J’eus beau me défendre, me débattre de mon mieux, il ne voulut pas m’écouter.

– J’allais te proposer une bonne affaire, Jos, me dit-il, mais puisque c’est comme ça, ce sera pour un autre.

En effet, à peine son travail au chantier achevé, Bob Nesbitt repartit pour le Saint-Maurice avec un autre homme. Et l’on apprit qu’il avait trouvé une mine d’or. Aujourd’hui, il devait rouler carosse en compagnie de son associé.

Maintenant je sais que de danser ce dimanche aux Forges a été mon malheur. Aujourd’hui, si ce n’avait été de cette Célanire Sarrazin, je serais riche. Mais non, je mourrai dans ma chemise de voyageur avec juste de quoi me faire enterrer.

Dansez jamais sur le dimanche, vous autres !

Et cric, crac, cra
Sacatabi, sac-à-tabac
Mon histoire finit d’en par là.

 

 

Cécile Gagnon, Extrait de :Mille ans de contes
En 2006, après une discussion avec Madame Cécile Gagnon, cette dernière a acceptée que Dark Stories partage 9 de ses histoires, tirées de l’ouvrage Mille ans de conte. Ces légendes sont: Le fantôme de l’avare, Les forges du Saint-Maurice, Le beau danseur, La chasse-Galerie, Le loup-garou, Le sorcier du Saguenay, Le trésor du buttereau et La tuque percée. Reproduction totale ou partielle interdite sur quelque support que ce soit sans l’autorisation de l’auteur.

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