La Chasse-Galerie

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Ils étaient prêt à tout pour passer Noël à la maison


D’après le récit de Honoré Beaugrand publié en 1900.

Partout au Québec, au milieu du XIX e siècle, l’industrie du bois battait son plein. Dès qu’ils savaient tenir une hache, les hommes vaillants partaient aux chantiers après les récoltes où ils abattaient des arbres jusqu’à la fonte des neiges.

Vivant dans des cabanes rudimentaires, les bûcherons trimaient dur et s’ennuyaient terriblement de leurs femmes et de leurs « blondes* » surtout dans les temps des «fêtes». Cette histoire de chantiers est la plus célèbre du Québec et compte de nombreuses versions. Elle est ici racontée par le « couque », le cuisinier, qui était le personnage le plus estimé des chantiers de coupe de bois : en plus de préparer les repas, il était presque toujours un conteur expérimenté et il savait meubler les longues soirées d’ennui.

Ainsi se raconte la légende de la Chasse-Galerie:



Dans le chantier en haut de la Gatineau, on était la veille du jour de l’an. La saison avait été dure et la neige atteignait déjà la hauteur du toit de la cabane. J’avais terminé de bonne heure les préparatifs du repas du lendemain et je prenais un petit coup avec les gars, car pour fêter l’arriver du nouvel an, le contremaître nous avait offert un petit tonneau de rhum. J’en avais bien lampé une douzaine de petits gobelets et, je l’avoue franchement, la tête me tournait. En attendant de fêter la fin de l’année avec les autres, je décidai de faire un petit somme. Je dormais donc depuis un moment lorsque je me sentis secoué assez rudement par le chef des piqueurs, Baptiste Durand , qui me dit :

– Jos ! Les camarades sont partis voir les gars du chantier voisin. Moi, je m’en vais à Lavaltrie voir ma blonde*. Veux-tu venir avec moi.

À Lavaltrie ? Es-tu fou ? Lavaltrie, c’est à plus de cent lieues. Ça nous prendrait plus d’un mois pour faire le chemin à pied ou en traîneau à cheval.

Il ne s’agit pas de cela, répondit Baptiste. Nous ferons le voyage en canot dans les airs. Et demain matin, nous serons de retour au chantier.

Je venais de comprendre. Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie et de risquer mon salut éternel pour le plaisir d’aller embrasser ma blonde* au village. Ah ! ma belle Lise, je la voyais en rêve avec ses beaux cheveux noirs et ses lèvres rouges ! Il est bien vrai que j’étais un peu ivrogne et débauché à cette époque, mais risquer de vendre mon âme au diable, ça me surpassait. Mais Baptiste Durand s’impatientait :

– Il nous faut un nombre pair. On est déjà sept à partir et tu seras le huitième. Fais ça vite : il n’y a pas une minute à perdre ! Les avirons sont prêts et les hommes attendent dehors.

Je me laissai entraîner hors de la cabane où je vis en effet six de nos hommes qui nous attendaient, l’aviron à la main. Le grand canot d’écorce était sur la neige dans une clairière. Avant d’avoir eu le temps de réfléchir, j’étais assis devant, l’aviron pendant sur le plat-bord, attendant le signal du départ.

D’une voix vibrante, Baptiste lança :

Répétez après moi !

Et tous les sept, nous répétâmes :

– Satan, roi des Enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si d’ici six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre, le bon Dieu, et nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition, tu nous transporteras à travers les airs, au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier !

Acabris ! Acabras ! Acabram !

Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !

À peine avions-nous prononcé les dernières paroles que le canot s’éleva dans les airs. Le froid de là-haut givrait nos moustaches et nous colorait le nez en rouge. La lune était pleine et elle illuminait le ciel. On commença à voir la forêt représentée comme des bouquets de grands pins noirs. Puis, on vit une éclaircie : c’était la Gatineau dont la surface glacée et polie étincelait au-dessous de nous comme un immense miroir.

Puis, petit à petit, on commença à distinguer les lumières dans les maisons, des clochers d’églises qui reluisaient comme des baïonnettes de soldats. Et nous filions toujours comme tous les diables, passant par-dessus les villages, les forêts, les rivières et laissant derrière nous comme une traînée d’étincelles. C’est Baptiste qui gouvernait car il connaissait la route puisqu’il avait fait un tel voyage déjà. Bientôt la rivière des Outaouais nous servit de guide pour descendre jusqu’au lac des Deux-Montagnes.

– Attendez un peu, cria Baptiste. Nous allons raser Montréal et effrayer les sorteux qui sont encore dehors à cette heure-ci. Toi, Jos, en avant, éclaircis-toi le gosier et chante-nous une chanson !

On apercevait en effet les mille lumières de la grande ville et Baptiste d’un coup d’aviron nous fit descendre à peu près à la hauteur des tours de l’église Notre-Dame. J’entonnai à tue-tête une chanson de circonstance que tous les canotiers répétèrent en choeur :

Mon père n’avait fille que moi
Canot d’écorce qui va voler
Et dessus la mer il m’envoie
Canot d’écorce qui vole, qui vole
Canot d’écorce qui va voler !

Les gens sur la place nous regardaient passer et nous continuions de filer dans les airs. Bientôt nous fûmes en vue des deux grands clochers de Lavaltrie qui dominaient le vert sommet des grands pins.

Attention ! cria Baptiste. Nous allons atterrir dans le champ de mon parrain Jean-Jean Gabriel et nous irons ensuite à pied pour aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou quelque danse du voisinage.

Cinq minutes plus tard, le canot reposait dans la neige à l’entrée du bois et nous partîmes tous les huit à la file pour nous rendre au village. Ce n’était pas une mince besogne car il n’y avait pas de chemin battu et nous avions de la neige jusqu’au califourchon*. Baptiste alla frapper à la porte de la maison de son parrain. Il n’y trouva qu’une fille engagée qui lui dit que les gars et les filles de la paroisse étaient chez Batisette Augé, à la Petite-Misère, de l’autre côté du fleuve, là où il y avait un rigodon* du jour de l’an.

– Allons au rigodon* chez Batisette, dit Baptiste, on est sûrs d’y rencontrer nos blondes*.

Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant mutuellement en garde sur le danger qu’il y avait de prononcer certaines paroles et de prendre un coup de trop car il fallait reprendre la route du chantier et nous devions y arriver avant six heures du matin, sinon nous étions flambés comme des carcajous* et le diable nous emporterait au fond des Enfers !

Acabris ! Acabras ! Acabram ! Fais-nous voyager par-dessus les montagnes ! cria de nouveau Baptiste. Et nous voilà repartis pour la Petite-Misère, en naviguant en l’air comme des renégats que nous étions tous. En deux tours d’aviron, nous avions traversé le fleuve et nous étions chez Batisette Augé dont la maison était tout illuminée. On attendait les sons du violon et les éclats de rire des danseurs dont on voyait les ombres se trémousser à travers les vitres couvertes de givre. On cacha le canot et l’on courut vers la maison.

Baptiste nous arrêta pour dire :

– Les amis, attention à vos paroles. Dansons mais…pas un verre de Jamaïque* ou de bière, vous m’attendez ? Et au premier signe, suivez-moi tous car il faudra repartir sans attirer l’attention.

Suite à nos coups sur la porte, le père Batisette lui-même vint ouvrir. On nous reçut à bras ouverts et nous fûmes assaillis de questions.

– D’où venez-vous ?

– N’êtes-vous pas dans les chantiers ?

Mais Baptiste Durand coupa court à ces discours en disant :

– Laissez-nous décapoter* et puis, ensuite, laissez-nous danser. Nous sommes venus exprès pour ça. Demain matin, nous répondrons à toutes vos questions.

Moi, je n’avais eu besoin que d’un coup d’œil pour trouver ma Lise parmi les autres filles du canton. Elle se faisait courtiser par un nommé Boisjoli de Lanoraie mais je vis bien qu’elle m’avait vu. Elle m’accorda la prochaine danse avec le sourire, ce qui me fit oublié que j’avais risqué le salut de mon âme juste pour avoir le plaisir de me trémousser à ses côtés. Pendant deux heures de temps, une danse n’attendait pas l’autre et ce n’est pas pour me venter si je vous dis qu’il n’y avait pas mon pareil à dix lieues à la ronde pour la gigue simple.

Mes camarades de leur côté s’amusaient comme des lurons. Du coin de l’œil j’avais aperçu Baptiste s’envoyer des gobelets de whisky blanc dans le gosier mais je n’y avais pas prêté attention tant j’étais heureux de danser. Puis, quatre heures sonnèrent à la pendule. Il fallait partir. Les uns après les autres, il fallut sortir de la maison sans attirer les regards, ce qui se réalisa sans trop de mal. Mais rendu dehors, on s’aperçut que Baptiste Durand avait pris un coup de trop et qu’il était soûl qu’il avait du mal à se tenir debout. On n’était pas rassurés car c’était lui qui gouvernait.

La lune avait disparu et le ciel n’était pas aussi clair qu’auparavant. Ce n’est pas sans crainte que je pris ma place à l’avant du canot, bien décidé à avoir l’œil sur la route que nous allions suivre. On lança la formule :

Acabris ! Acabras ! Acabram !
Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !

Et nous revoilà partis à toute vitesse. Mais il devint évident que notre pilote n’avait plus la main aussi sûre, le canot décrivait des zigzags inquiétants. On frôla quelques clochers et enfin, l’un de nous cria à Baptiste :

– À droite ! Baptiste ! À droite, mon vieux ! tu vas nous envoyer chez le diable se tu ne gouvernes pas mieux que ça ! Et Baptiste fit tourner le canot vers la droite en mettant le cap sur Montréal que nous apercevions déjà dans le lointain. Le voyage fut très mouvementé à cause de Baptiste qui lançait des jurons et qui s’endormait, mais on finit par apercevoir le long serpent blanc de Gatineau. Il fallait piquer au nord vers le chantier.

Nous n’en étions plus qu’à quelques lieues, quand voilà-t-il pas que cet animal de Baptiste se leva tout droit dans le canot en lâchant un juron qui me fit frémir jusqu’à la racine des cheveux. Impossible de le maîtriser dans le canot sans courir le risque de tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres au moins. Il se mit à gesticuler en nous menaçant de son aviron et tout à coup, le canot heurta la tête d’un gros pin et nous voilà tous précipités en bas, dégringolant de branche en branche comme les perdrix que l’on trouve juchées dans les épinettes*.

Je ne sais pas combien de temps je mis à descendre car je perdis connaissance avant d’arriver et mon dernier souvenir était celui d’un homme qui rêve qu’il tombe dans un puits sans fond.

Vers les huit heures du matin, je m’éveillai dans mon lit dans la cabane où m’avaient transporté des bûcherons qui nous avaient trouvés dans la neige. Personne n’était blessé mais on avait tous des écorchures sur les mains et la figure. Enfin, le principal c’est que le diable ne nous avait pas tous emportés et que nous étions sains et saufs.

Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c’est que ce n’est pas si drôle qu’on pense d’aller voir sa blonde* en canot d’écorce, en plein cœur de l’hiver, en courant la chasse-galerie. Surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m’en croyez, vous attendrez à l’été prochain pour aller embrasser vos p’tits coeurs, sans courir le risque de voyager aux dépends du diable.

Surtout que, sachez-le, la Lise, eh bien… elle a fini par épouser le Boisjoli de Lanoraie, la bougresse !

Felix Leclerc raconte la Chasse-Galerie

Auteure: Cécile Gagnon, Extrait de :Mille ans de contes
En 2006, après une discussion avec Madame Cécile Gagnon, cette dernière a acceptée que Dark Stories partage 9 de ses histoires, tirées de l’ouvrage Mille ans de conte. Ces légendes sont: Le fantôme de l’avare, Les forges du Saint-Maurice, Le beau danseur, La chasse-Galerie, Le loup-garou, Le sorcier du Saguenay, Le trésor du buttereau et La tuque percée. Reproduction totale ou partielle interdite sur quelque support que ce soit sans l’autorisation de l’auteur.

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